Peinture chinoise et japonaise
May 5, 2014
 

Si ma fréquentation de l’Iran, terrain de découvertes inépuisable, m’a conduit à écrire beaucoup sur la culture iranienne – peinture, architecture, poésie : voir Arts persans –, ce sont de manière générale les arts dits islamiques qui m’ont intéressé et sur lesquels j’ai publié deux ouvrages : L’univers symbolique des arts islamiques (2009) et L’ornement dans les arts d’Islam (2014).


La question de l'"art islamique"

L es arts d’Islam font l’objet depuis des décennies de débats passionnants, car ces arts posent une série de problématiques que l’on ne trouvera pas dans l’étude d’autres formes artistiques. D’abord, on appelle par convention « arts islamiques » des formes d’arts nées dans des pays à dominante musulmane, mais si l’appellation se justifie pour un coran calligraphié ou une mosquée, en revanche cette dénomination apparaît plus problématique pour des arts comme le tapis ou la céramique, des monuments comme les palais ou les maisons, dont les motifs sont d’origine préislamique ou non-islamique, dont l’usage n’est pas exclusivement musulman, ou qui même – c’est le cas des mausolées, réprouvés par le Prophète Muhammad et interdits par exemple dans l’islam wahhabite – ne trouvent pas de place dans les données originelles de la foi musulmane (Coran et hadiths).

D’autre part, si du sud de l’Espagne à l’Inde du Nord, de l’Alhambra au Taj Mahal, on reconnaît des traits distinctifs d’une esthétique musulmane – notamment l’usage de la calligraphie et un emploi spécifique des ornements géométriques et végétaux –, le monde musulman est en réalité une mosaïque de cultures, unifiées par des traits rituels, mais qui se différencient aussi plus nettement entre elles par leurs compositions et histoires culturelles. Il y a ainsi un monde entre la culture persane, influente jusqu’en Asie centrale et en Inde du Nord, et le monde dit arabe ou arabisé (Proche-Orient, Maghreb), alors que les populations de ces territoires font partie de la « maison de l’islam ».

Enfin, les formes d’art dit islamiques posent souvent des problèmes d’interprétations. Si l’on peut interpréter une peinture de la Cène ou de la Crucifixion comme relevant d’une sphère chrétienne, comment comprendre un décor géométrique que l’on peut trouver aussi bien dans une mosquée et dans un palais, et comment lui attribuer un caractère musulman, puisque ce même décor peut se trouver dans une église et que les artisans qui ont produit des « arts islamiques » ont pu être d’origine également chrétienne ou juive. La signification des arts islamiques a ainsi donné lieu – et le débat n’est nullement clos – à des discussions sans fin, entre (schématiquement) les tenants d’une approche plutôt archéologique et historique comme Oleg Grabar, prudent et même suspicieux à l’égard de toute interprétation philosophique des arts en terres d’islam, et des penseurs comme Titus Burckhardt ou Seyyed Hossein Nasr, à l’influence considérable dans certains pays musulmans, qui interprètent volontiers les arts islamiques comme les expressions d’une communauté unifiée par la spiritualité et orientée vers un Dieu unique et sans images.




 

Interpréter les arts d'Islam

Mes études ont tenté d’explorer d’autres voies et je me suis éloigné autant d’une perspective historiciste parfois démystifiante (voulant que les arts islamiques soient essentiellement décoratifs, réservés au plaisir des yeux, sans enjeux de signification religieuse ou philosophique), que de la pensée traditionnelle d’un Burckhardt ou d’un Nasr, à laquelle j’ai consacré ma thèse de doctorat (Les théories de l’art dans la pensée traditionnelle, 2011), et dont les interprétations essentialistes et unitaristes des arts résultent d’une vision surtout dogmatique et « orientaliste » de l’islam et d’une connaissance datée et parcellaire des données historiques, même en ce qui concerne la signification symbolique avérée de certains arts.

Dans mes travaux, j’ai ainsi tenté de replacer la question des arts dans un paradigme plus large, avec pour but de montrer que si la signification des arts nous échappe, faute de documents historiques nous éclairant sur la pensée des artistes, des mécènes et des utilisateurs des architectures ou des objets, ces arts pouvaient constituer néanmoins des miroirs de sens dans un certain contexte de civilisation. Les motifs floraux, omniprésents, ne renvoient pas forcément à l’idée de paradis, même si déjà avant l’islam on se représentait le paradis comme un jardin, mais c’est une signification virtuellement permanente, et qui peut parfaitement s’accompagner d’autres significations plus localisées et circonstancielles (politiques, sociales, religieuses, ethniques, naturalistes, etc.). L’univers symbolique des arts islamiques présente ainsi un large panorama de certaines formes d’arts majeures, en les rattachant à certains aspects déterminants des paradigmes religieux, philosophiques ou mystiques prémodernes. La calligraphie repose par exemple sur l’idée d’un Coran révélé au Prophète, d’une parole divine incarnée dans une langue, et non sur l’idée – propre aux recherches occidentales modernes – d’un Coran peut-être composé par plusieurs scribes et pénétré d’idées chrétiennes, juives et arabes préislamiques.

L’ornement dans les arts d’Islam a poussé plus loin la réflexion, en s’interrogeant sur la question même de l’ornement – discutée également dans d’autres arts – et qui m’a conduit à formuler plusieurs notions propres à cerner la spécificité des arts en terre d’islam, notamment celles de « valences symboliques » et de « potentialités herméneutiques ». Un art ornemental n’est pas forcément ou toujours chargé de sens, ou d’un sens déterminé ; mais, par leurs motifs, leur géométrie, leurs couleurs, leurs formes, leur harmonie, leur technique, etc., des décors sont chargés – consciemment, explicitement, ou non – de valeurs symboliques, organisationnelles, fonctionnelles, patrimoniales. Leur présence esthétique et leur caractère traditionnel forment la signature d’une identité, d’une orientation, d’une communauté. Par leur visualité et leur « aura » silencieuse, ils créent un « état d’esprit », à l’image d’un mode musical, et installent une atmosphère modale, à l’impact plus ou moins non-conscient. En dehors des significations claires ou typées de tel ou tel ornement (forme géométrique, fleur, etc.), le répertoire comme la rythmique des décors constituent des miroirs herméneutiques, c’est-à-dire les médiums d’interprétations et de supports de sens dans tel milieu culturel ou telle « acoustique » humaine et religieuse.