Religions, mystiques, ésotérismes

Moyen Âge
May 6, 2014
Arts persans
May 8, 2014
 

Si mes travaux ont porté essentiellement sur le monde iranien et l’histoire (ou la philosophie) des arts islamiques, médiévaux et extrême-orientaux, ma carrière académique s’est déroulée sous l’égide de l’histoire des religions, et plus spécifiquement de l’histoire de l’ésotérisme occidental moderne. C'est d'ailleurs à ce titre que je suis rattaché en tant que chercheur associé à l’Institut d'histoire et anthropologie des religions de l’Université de Lausanne

L es religions et les mystiques m’ont intéressé depuis l’adolescence, et dans mes travaux sur les arts, j’ai toujours associé l’étude croisée et dialectique des formes esthétiques et celle des phénomènes spirituels (au sens le plus large) : si l’étude de l’icône ou de la peinture de paysage chinoise ne peut évidemment se concevoir sans l’étude de leur environnement religieux, chrétien ou tao-bouddhiste, il est d’autres arts, comme la peinture persane, qui relèvent d’un contexte de création aristocratique et courtois, a priori en dehors d’une sphère spécifiquement religieuse mais qui en fait participe largement à une certaine culture spirituelle, philosophique, voire mystique.


La pensée traditionnelle et le pérennialisme

Mes travaux académiques ont porté sur le courant dit traditionnel, fondé par René Guénon (1886-1951), continué (sous une autre forme) par Frithjof Schuon (1907-1998), et auquel se rattachent des auteurs comme Ananda K. Coomaraswamy (1877-1947), Titus Burckhardt (1908-1984), Seyyed Hossein Nasr (né en 1933) ou – de façon moins stricte et parfois problématique – Julius Evola (1898-1974). Au long du XXe siècle, ce courant de pensée a influencé d’innombrables écrivains, intellectuels et artistes, d’Antonin Artaud à Mircea Eliade, de Raymond Queneau à Maurice Béjart. J’avais découvert l’œuvre de Guénon et de Burckhardt au début des années 1990, celle de Schuon vers 1996, au moment où la rencontre – fortuite – de disciples suisses de sa confrérie soufie m’avait mis en contact avec une pensée universaliste et une spiritualité vivantes, mais partiellement en crise.

 

Frithjof Schuon

Initié dans la confrérie soufie du Sheikh al-Alawi en Algérie dans les années 1930, Schuon fonda un ordre soufi en Europe, qui eut dans un premier temps des ramifications en Suisse et en France, avant de s’étendre sur plusieurs continents. Pendant plusieurs décennies, celui qui se présenta à la fois comme un métaphysicien et comme un maître spirituel dirigea donc depuis Lausanne, où il s’installa entre 1941 et 1980, une tariqa, dont la doctrine se nourrissait à la fois d’une interprétation ésotérique de l’islam, du vedanta et d’idées notamment chrétiennes, et dont la spiritualité musulmane s’associait à des thématiques et méthodes spirituelles propres à Schuon. En 1980, ce dernier partit vivre aux États-Unis, à Bloomington, où les rites pratiqués dans la branche américaine de l’ordre revêtirent un caractère parfois plus universaliste ou « syncrétiste », ajoutant aux rites musulmans et aux pratiques schuoniennes des cérémonies inspirées des Indiens d’Amérique du Nord et même des cérémoniels de nudité. Pour beaucoup de disciples européens, et notamment des disciples suisses-romands que je rencontrai, c’était là une forme de dérive à la fois peu justifiable et mystérieuse, compte tenu de l’envergure intellectuelle de Schuon. C’est suite à de multiples conversations avec ces disciples que j’écrivis mon second article, Frithjof Schuon : paradoxes et providence, devant s’inscrire dans le recueil sur Schuon publié dans la collection Dossier H aux éditions L’Âge d’Homme (2001). L’article fut refusé, mais il ne tarda pas à être traduit en anglais et publié dans la revue Sacred Web (n°7, 2001). La perspective critique qui structurait l’article était littéralement reprise de l’analyse de nombre de disciples, choqués par les événements de Bloomington (un procès fut même intenté à Schuon pour affaire de mœurs), et qui tentaient de (ré)concilier leur vécu spirituel, leur compréhension de la voie schuonienne et leur loyauté spirituelle envers Schuon lui-même : il fallait, selon eux, « distinguer le message du messager », c’est-à-dire faire la part entre l’œuvre écrite de Schuon, impeccable d’un point de métaphysique et spirituel, et l’homme Schuon.

Même s’il représentait une opinion critique largement répandue dans les cercles de disciples (mon texte fut publié dans Sacred Web avec l’appui discret de S. H. Nasr), l’article provoqua évidemment un tollé parmi les fidèles les plus proches de Schuon. Ces événements m’ont en tous les cas conduit à approfondir les questions posées par les œuvres de Schuon et par sa personnalité. Si bien que lorsque j’eus l’occasion d’étudier à l’École Pratique des Hautes Études à Paris, sous la direction de Jean-Pierre Brach, je consacrai naturellement un mémoire de diplôme à la question de l’universalisme chez les fondateurs de la pensée traditionnelle. Publié en 2010 sous le titre Diversité et unité des religions chez René Guénon et Frithjof Schuon, il montrait – à rebours de la position des disciples que j’avais relayé dans l’article de Sacred Web – que les problématiques ne viennent pas tant du « messager » que de certaines positions épistémologiques et problématiques philosophiques du « message ». J’enchainai tout de suite un doctorat en histoire à l’université de Genève, sous la direction de Dario Gamboni. Consacré aux Théories de l’art dans la pensée traditionnelle et publié en 2011, également dans la collection Théôria dirigée par Pierre-Marie Sigaud aux éditions L’Harmattan, il me permettait d’approfondir encore l’étude de ce courant de pensée, et surtout d’exploiter, pour une critique panoramique des thèses traditionnelles, les connaissances que j’avais depuis accumulées sur les arts islamiques, persans, médiévaux et asiatiques.

 

Mes travaux iraniens m’ont éloigné de l’étude de la pensée traditionnelle – même si j’eus l’occasion de rencontrer plusieurs tenants de cette pensée en Iran –, mais j’ai eu l’occasion de m’y intéresser régulièrement. J’écrivis une contribution pour le recueil dirigé par Philippe Faure et consacré à Guénon (René Guénon. L’appel de la sagesse primordiale, 2015). Invité par Mark Sedgwick à un colloque à Stockholm sur l'artiste et soufi suédois Ivan Aguéli, j’ai participé par une étude qui confronte les conceptions d’Aguéli, souvent perçu comme un précurseur de la pensée traditionnelle, et les conceptions ultérieures de l’art chez les traditionnalistes (Anarchist, Artist, Sufi. The Politics, Painting, and Esotericism of Ivan Aguéli, 2021). Je fus également invité à évoquer l’œuvre de Titus Burckhardt, lors du colloque de Politica Hermetica qui s’est tenu à Paris le 4 décembre 2021. Enfin, avec Setareh Human, auteure d’une étude majeure sur le mouvement pérennialiste de Schuon (De la philosophia perennis au pérennialisme américain, 2010), nous sommes en train de finaliser un recueil d’études inédites sur ce courant de pensée, principalement dans son prolongement schuonien, lequel n’a donné lieu jusqu’à présent qu’à très peu de travaux critiques, et ce contrairement à Guénon, sur lequel existent à présent de très nombreuses études. La publication de ce recueil est prévue pour la fin de cette année. Outre des contributions de Setareh Human et de moi-même, on pourra lire des études notamment de Mark Sedgwick, Jean-Pierre Laurant, Felix Herkert, Marco Toti et Jean Borella.

 

Les expériences de mort imminente

J’ai publié en 2021 un ouvrage sur les Expériences de Mort Imminente (EMI, ou NDE – Near Death Experience), un sujet qui m’intéresse depuis l’adolescence – j’avais alors connu les ouvrages de Raymond Moody – et sur lequel j’avais accumulé quantité de notes au cours des années. Finalement, la crise du Covid en 2020 m’a donné le temps nécessaire pour rédiger un livre que j’ai voulu à la croisée de l’histoire et de la philosophie. Si le phénomène des expériences de mort imminente, et surtout ses expressions sociales et médiatiques, se prête très aisément à des analyses de critique historique ou sociologique, j’ai voulu une autre démarche, moins balisée et prévisible, plus ouverte et spéculative. Ce livre envisage donc les EMI d’un point de vue historique – par bien des aspects ces expériences sont des reflets de notre temps –, tout en s’aventurant également sur des terrains plus philosophiques, afin d’éclairer les EMI d’une perspective qui les ne réduise pas à des accidents neurologiques ou à des déterminismes culturels et psychologiques.